Occident : La pensée magique frappe encore
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Occident : La pensée magique frappe encore

Dans La pucelle d’Orléans (1801), Friedrich Schiller fait dire au général anglais Talbot, l’un de ses personnages, ce résumé de la sagesse humaine : « Contre la stupidité, les dieux eux-mêmes luttent en vain. » Et il s’écrie : « Absurdité, tu gagnes et je dois périr ! »

Vraiment, devons-nous périr à cause d’une pensée idiote germée il y a plus de trente ans dans le crâne malade d’un groupe de politiciens, à Washington, qui ont cru qu’ils pouvaient façonner le monde comme ils l’entendaient ? Depuis les années 1990, les « cinglés du sous-sol » – comme le président George H. W. Bush surnommait les géopoliticiens néoconservateurs réunis autour de Paul Wolfowitz – ont proliféré et, de manière quasi biblique, se sont répandus à la surface de la terre porteurs d’une théorie simpliste : mettre à profit la faiblesse de la Russie pour éliminer l’éventuelle menace qu’elle aurait représenté pour l’hégémonie étatsunienne et le mode de vie occidental.

Le problème des plans à long terme, comme aurait dit Monsieur de La Palice, c’est qu’ils durent longtemps, que les situations changent et que ce qui est faible un jour, ne l’est plus le lendemain. Et réciproquement : celui qui, hier, dominait le monde se trouve aujourd’hui incapable de fabriquer des systèmes d’armement en quantité nécessaire et à un rythme suffisant pour soutenir une guerre de haute intensité en Ukraine. Et cela en dépit d’un budget de plus de 900 milliards USD alloué à la défense.

En théorie, lorsqu’un plan échoue, il est intelligent d’en tirer les conséquences et d’en changer. Et même, éventuellement, de faire amende honorable. Or, dans le monde quasi dystopique dans lequel vivent les néoconservateurs, ce n’est pas le cas : le projet soutenu jusqu’à la dernière limite par Joe Biden et ses ventriloques – Antony Blinken et Jake Sullivan – est encore maintenu artificiellement en vie par un lobby puissant de va-t-en-guerre qui semblent prêts à déclencher une guerre nucléaire pour parvenir à leurs fins.

Si l’on en croit le professeur Jeffrey Sachs et de nombreux autres spécialistes, l’attaque ukrainienne de drones contre les bombardiers nucléaires russes stationnés sur les bases de Belaïa (Irkoutsk) et Olenia (Mourmansk) était trop précise et bien préparée pour ne pas avoir bénéficié de l’implication de certains services occidentaux, en particulier la CIA et le MI6. Si c’est le cas – et il semble bien que cela le soit – ces organisations ont violé un tabou de la dissuasion nucléaire : ne pas s’en prendre aux vecteurs de l’adversaire de manière à ne pas perturber l’équilibre stratégique. Qu’ils l’aient fait avec l’assentiment de leur gouvernement ou à son insu importe peu : ils ont joué d’une manière inepte et inconsidérée avec le feu nucléaire. Car les conséquences potentielles sont encore imprévisibles.

Il n’existe pas d’échelle de Richter à la bêtise humaine, aussi ne tenterons-nous pas de la calibrer. Mais comment ne pas citer le concert de réactions enthousiastes sur les plateaux des chaînes d’information comme LCI ou BFM TV, se félicitant de l’événement, les participants se poussant les uns les autres, avec force superlatifs, pour démontrer que ça y était, que le vent avait tourné et que l’humiliation de la Russie était telle qu’il ne lui restait qu’à capituler.

Une citation de Rudyard Kipling, dans The Mutiny of the Mavericks (1890), nous est revenue à l’esprit :

« Lorsque vous déterminez et discutez, en compagnie d’amis de connivence, tous les points faibles de l'organisation de l'adversaire, et que vous vous attardez inconsciemment sur tous ses défauts que vous exagérez, il finit par vous apparaître comme miraculeux que le parti haï puisse tenir encore une heure sans s’effondrer. »

Terrible question ! Vladimir Poutine va-t-il encore résister une heure avant de se couvrir la tête de cendre et de se retirer en ermite dans les tréfonds d’une forêt sibérienne ?

Au cours des débats, une comparaison a été évoquée et reprise en boucle pour illustrer la déroute russe : « Pearl Harbor ». Car, comme chacun sait, l’attaque japonaise contre la base navale américaine a obligé les États-Unis à capituler, n’est-ce pas ? Et, si l’on comprend bien, la Californie subit en ce moment même l’occupation nippone, comme dans le roman Le Maître du Haut Château (1962) de Philip K. Dick !

High CastleÉvidemment, personne n’a eu le bon sens de préciser que, dans la vraie vie, la guerre du Pacifique s’est terminée par la capitulation sans conditions du Japon, après une double explosion nucléaire, à Hiroshima et Nagasaki. Cette simple évocation aurait refroidi les ardeurs de tous les stratèges de plateau.

Mais la stupidité n’est pas que l’apanage de – trop – nombreux invités et experts des plateaux de télévision. Depuis des années, bien des hommes politiques occidentaux, à commencer par les quatre cavaliers européens de l’Apocalypse (Macron, Merz, Starmer et Tusk), tombent dans les pièges qu’ils ont eux-mêmes ourdis. Aujourd’hui, ce sont deux sénateurs étatsuniens bien connus, le républicain Lindsey Graham et le démocrate Richard Blumenthal, qui de passage à Kiev préconisent de mettre l’économie russe à genoux grâce à des sanctions écrasantes (bone-crushing) : des droits de douane de 500 % ! Oui, mais attention, pas sur la Russie, mais sur ceux qui lui achètent ses hydrocarbures, c’est-à-dire essentiellement la Chine et l’Inde. Bravo ! Ils ne doutent de rien, comme à l'époque où les États-Unis étaient encore tout-puissants. Quand on voit comment s’est terminé le bras de fer entre Donald Trump et Xi Jinping pour des droits déjà énormes de 145 %, on souhaite bien du plaisir à ces braves sénateurs.

La palme de la sottise revient sans doute à un éditorial du Washington Post du 28 mai dernier : « Trump can show strength by getting tough with Putin » (Trump peut montrer sa force en se montrant dur avec Poutine). Soulignant que le président russe ne négociera pas tant qu’il pensera pouvoir l’emporter militairement, l’auteur – le comité éditorial – explique que le président Trump devrait adopter une position de force, car Vladimir Poutine répond mieux à la fermeté qu’aux courtoisies, et que des sanctions sévères, combinées à un soutien accru à l’Ukraine, pourraient pousser la Russie à négocier la fin de la guerre.

En d’autres termes, suggèrent les stratèges du WaPo, « poursuivons la politique néoconservatrice de l’administration Biden, continuons à fournir des armes en raclant les fonds des entrepôts et en dépouillant nos alliés, creusons encore le déficit en débloquant des fonds sans compter et nous finirons bien par obtenir le résultat escompté : un cessez-le-feu inconditionnel qui nous permettra de réarmer l’Ukraine pour reprendre le combat quand nous serons prêts ! » Et, comme par miracle, ce qui a échoué depuis trois ans va réussir maintenant. Un tel décrochage de la réalité de la part d’une rédaction censée être la crème du journalisme depuis la publication des Pentagon Papers en 1967 est confondant.

C’est le problème de la pensée magique : lorsque les interlocuteurs se poussent les uns les autres, chacun est tellement encouragé dans l’affirmation de l’opinion commune que l’on perd de vue les contraintes de la situation réelle et que l’on oublie la plus élémentaire prudence.

 

PIERRE LORRAIN

Journaliste, écrivain - spécialiste de la Russie et de l'ex-Union Soviétique