Réarmement européen : à la poursuite de chimères bellicistes
Are they expendable?

Réarmement européen : à la poursuite de chimères bellicistes

Alors que les vraies guerres sont là, que les missiles pleuvent sur Téhéran et Tel Aviv, que les vrais dangers viennent de là où on ne les attend pas, et souvent de nos propres alliés, les dirigeants européens veulent à tout prix se préparer à mener une guerre illusoire.

Mark Rutte, ancien Premier ministre néerlandais et actuel secrétaire général de l’OTAN, de passage à Londres le 9 juin dernier, a résumé cette politique en déclarant que les Britanniques devraient « réarmer ou apprendre à parler russe ». Cette phrase, par-delà son caractère provocateur, n’est que la dernière saillie en date – indubitablement idiote – d’un déferlement de déclarations qui cherchent à préparer les esprits européens à la perspective d’un prochain conflit contre la Russie.

Depuis le début de l’opération militaire spéciale en Ukraine, en février 2022, certains dirigeants européens, derrière l’OTAN et l’Union européenne, ont entonné une rhétorique belliciste qui aboutit aujourd’hui à un projet de réarmement massif : d’une part, le plan « Re-Arm Europe » d’Ursula von der Leyen (800 milliards EUR sur quatre ans) ; et, d’autre part, l’objectif de l’OTAN de porter les dépenses de défense à 5 % du PIB de chaque pays membre d’ici 2032.

En réalité, ces plans mirobolants – nous verrons plus loin pourquoi – ne reposent que sur de fausses prémisses : une vision caricaturale de la Russie comme une menace existentielle, ainsi que nous l’avons signalé dans de précédents articles ; et une sorte de foi incompréhensible et irrationnelle dans la toute-puissance des pays occidentaux, représentants insurpassables du camp du Bien sur la planète.

L’hyperbole de Mark Rutte sur l’apprentissage du russe par les Britanniques laisse entendre que, sans une augmentation massive des budgets militaires, la Russie pourrait conquérir l’Europe, traverser la Manche et soumettre le Royaume-Uni. Ici se pose une question vitale : pour quelle raison mystérieuse Moscou voudrait-il se lancer à l’assaut de l’Europe ? Pour s’emparer de richesses inexistantes ? Pour gagner un hypothétique Lebensraum surpeuplé d’individualistes gâtés et réfractaires à tout ? Et cela alors qu’ils disposent de 14 millions de km² sibériens sous peuplés qu’ils sont conscients de devoir développer rapidement ?

Dans un article pour The Spectator, le professeur Mark Galeotti, jugeant « ridicule » la sortie de Rutte, souligne que la Russie n’a ni la capacité ni la volonté de s’attaquer à une Europe de l’OTAN forte de plus de 530 millions de personnes. Pour lui, l’idée que la Russie pourrait défier l’OTAN d’ici 2030 est « invraisemblable ».

L’un des aspects les plus absurdes du réarmement européen est son ambition de placer les pays en état de guerre permanente. Ainsi, le Strategic Defense Review (SDR) britannique, publié le 2 juin dernier, appelle à une préparation de « toute la société » à un combat « prolongé et de haute intensité » contre la Russie. Cette approche, qui inclut des investissements massifs dans les technologies de guerre et la défense contre les menaces hybrides (espionnage, cyberattaques, désinformation), va bien au-delà de la dissuasion classique. Pendant la Guerre froide, la dissuasion, basée sur la destruction mutuelle assurée (MAD) et des forces conventionnelles suffisantes, n’empiétait pas sur les activités pacifiques de la société. Aujourd’hui, le SDR prône une mobilisation totale, où la défense devient le « principe organisateur » du gouvernement, comme l’a déclaré le Premier ministre Keir Starmer.

Cette vision – qu’il est difficile de qualifier autrement que d’« orwellienne » – exige, indique le texte, un « changement radical de mentalité » et une « transformation culturelle », avec des initiatives comme l’augmentation des cadets dans les écoles et des campagnes publiques pour impliquer la société dans la « sécurité et la résilience » du pays. Dans le même temps, le magazine européen Politico nous apprend que les pays européens frontaliers avec la Russie – Pologne, pays Baltes – préparent leurs hôpitaux pour la guerre. On se croirait à la veille de la Seconde Guerre mondiale… alors que c’est la Troisième qui menace au Moyen Orient. Être en retard d’un conflit a toujours été dramatique, mais là, cela dépasse l’entendement.

Sans oublier – et cela revêt une importance majeure – que le SDR suggère que la dissidence, comme celle des mouvements pacifistes des années 1960, affaiblirait la crédibilité de la dissuasion. Cette rhétorique militariste, qui assimile la critique à une menace pour la sécurité, risque de nous entraîner dans une spirale de censure dont nous commençons également à constater les effets délétères au sein des pays membres de l’UE.

Darth BretonL’ensemble de cette rhétorique ne manque pas d’évoquer des scénarios dystopiques, Comment ne pas penser à La revanche des Sith, le troisième volet de la saga Star Wars ? C’est pour préserver la république que le maléfique chancelier Palpatine proclame l’empire[1]. Or, ce ne sont pas les va-t-en-guerre et les censeurs, élus et non-élus, à l’image de Thierry Breton, qui manquent actuellement sur notre vieux continent.

L’absurdité du réarmement de l’Europe réside également dans le fait que cette logique ignore la nécessité des règles de coexistence et de diplomatie traditionnelles. Nous vivons dans un monde où les réunions internationales servent à s’autocongratuler entre amis et non à résoudre les problèmes avec les adversaires. L’Occident s’est enfermé dans une démarche jusqu’au-boutiste qui consiste à provoquer la défaite stratégique de la Russie « as long as it takes » comme disait Joe Biden, même si c’est, on le sait désormais, totalement illusoire. De son côté, Moscou agit selon une logique d’équilibre des forces, cherchant à restaurer sa sécurité après les pertes des années 1990 et faisant sans cesse appel – même si les Occidentaux le nient – à la négociation et à la diplomatie.

En définitive, le réarmement européen, fondé sur une menace russe exagérée et une logique de guerre perpétuelle, est non seulement absurde, mais aussi contre-productif. En mobilisant les sociétés pour un conflit improbable, il risque d’ébranler les démocraties et d’aliéner les populations, déjà fragilisées par les crises économiques et sociales générées par des politiques inconsidérées, notamment en matière de sanctions.

De plus, sur le plan économique, la faisabilité d’un tel réarmement à moyen terme en France, au Royaume-Uni et en Allemagne soulève de sérieux doutes.

En France, la loi de programmation militaire 2024-2030 prévoit un budget de défense de 413 milliards EUR, visant 2,2 % du PIB d’ici 2030, avec un objectif ambitieux de 3,5 % à moyen terme. Cependant, les chiffres – même ceux des prévisions établies par la pensée magique de Bercy – font planer de sérieux doutes : la croissance économique pour 2025 (0,6 %) et 2026 (1,3 %) est faible, et le déficit public (5,6 % en 2025, 5,7 % en 2026) ainsi que la dette publique (118,4 % du PIB en 2026) limitent les marges de manœuvre, rendant l’objectif de 3,5 % difficile à atteindre sans coupes sévères dans d’autres secteurs ou une dette accrue[2]. Signe avant-coureur de la débâcle : derrière les annonces sur l’économie de guerre, l’État français ne passe plus de commandes militaires puisque les caisses sont vides.

Au Royaume-Uni, le gouvernement travailliste s’est engagé à porter les dépenses de défense à 2,5 % du PIB d’ici 2027, avec une possible hausse à 3 % dans la prochaine législature, passant de 56,9 milliards GBP en 2024/25 à 59,8 milliards en 2025/26. Cependant, la croissance du PIB restera modeste (1,3 % en 2025, 1,0 % en 2026), et les pressions sur les finances publiques, déjà marquées par une baisse des dépenses réelles de 22 % entre 2009 et 2016, limitent les capacités d’investissement. Le recours à des ajustements comptables pour atteindre les 2 % actuels et la nécessité de financer d’autres priorités, comme le NHS (système de santé), rendent un réarmement à 3 % incertain sans sacrifices sociaux significatifs.

En Allemagne, le plan de Friedrich Merz, adopté en mars 2025, vise à débloquer des milliards pour la défense via un fonds spécial de 500 milliards EUR sur dix ans. Le budget militaire, prévu à 97,7 milliards USD en 2024, pourrait atteindre 140 milliards EUR annuels (3,5 % du PIB) avec un financement conjoint UE-national. Cependant, la stagnation économique en 2025 (0 %) et une croissance modeste prévue en 2026 (1,1 %), combinées à un déficit public (2,7 % en 2025) et une dette publique croissante (64,7 % du PIB en 2026), rendent les objectifs prévus difficiles à atteindre. Les contraintes de capacité industrielle et les tensions commerciales, notamment avec les États-Unis, pourraient également limiter la viabilité des projets de défense.

À tout cela, vient s’ajouter, pour la France et l’Allemagne en tout cas, la politique énergétique inepte de l’Union européenne qui pense favoriser la réindustrialisation en augmentant encore le coût de l’énergie.

En tout cas, dans les trois pays, les contraintes économiques – faible croissance, déficits élevés, dette croissante et pressions sur les services publics – rendent un réarmement massif à moyen terme (2025-2030) difficilement réalisable sans compromettre la stabilité sociale et économique. Ainsi, plutôt que de céder à l’alarmisme, l’Europe devrait investir dans la diplomatie et la mise en place d’un système de sécurité collective fondé sur des traités mutuellement vérifiables. Par quelle malédiction ce qui a si bien fonctionné pendant la Guerre froide serait-il devenu inopérant aujourd’hui ?

Pour conclure, un post sur « X » du professeur norvégien Glen Diesen nous semble de circonstance :

« Les êtres humains ont tendance à oublier les horreurs de la guerre, et chaque génération doit réapprendre à en avoir une peur salutaire. À l’époque unipolaire, la guerre était quelque chose qui arrivait à d’autres pays lointains, présentée comme un jeu vidéo et vendue au public comme la défense de la liberté. Aujourd’hui, alors que nous entrons dans une ère multipolaire, notre imprudence aura des conséquences. La guerre reviendra également dans les pays occidentaux. Trois décennies de pouvoir sans contrainte, d’enthousiasme pour la guerre et de slogans idéologiques accompagnant l’hégémonie libérale rendront difficile le réapprentissage des véritables horreurs de la guerre[3]. »

 

[1] On dit que George Lucas se serait inspiré de l’exemple du Premier consul Bonaparte en écrivant le scénario.

[2] Il s’agit ici des chiffres officiels du gouvernement français. Les prévisions des organisations financières internationales sont beaucoup plus pessimistes.

[3] “Human beings tend to forget the horrors of war, and each generation must re-learn to maintain a healthy fear of it. In the unipolar era, war was something that happened to other countries far away, presented like a video game and sold to the public as a defense of freedom. Now, as we enter a multipolar era, there will be consequences for our recklessness. War will also return to Western countries. Three decades of unconstrained power, war enthusiasm, and ideological slogans accompanying liberal hegemony will make it difficult to re-learn the true horrors of war.

PIERRE LORRAIN

Journaliste, écrivain - spécialiste de la Russie et de l'ex-Union Soviétique