Le 21 mai dernier Volodymyr Zelensky a célébré le 6e anniversaire de sa prestation de serment en tant que sixième président de l’Ukraine indépendante. Cela a fait également un an que son mandat a expiré et qu’il ne demeure en poste qu’en vertu de la loi martiale qui interdit la tenue d’élections tant qu’elle est en vigueur. Évidemment, la question de sa légitimité se pose et n’est pas près d’être tranchée. En revanche, un livre récent du politologue ukrainien Konstantin Bondarenko nous permet de revenir sur les conditions, pour le moins surprenantes et inattendues, de son arrivée au pouvoir.
The Joker: The True Story of Volodymyr Zelensky’s Rise to Power (« Le Joker : L’histoire vraie de la montée au pouvoir de Volodymyr Zelensky »), publié en janvier 2025, nous plonge dans les méandres de l’ascension inattendue d’un personnage improbable – un « bouffon », ce qui est le sens premier du mot « joker » en anglais – propulsé au premier plan comme par magie.
À 56 ans, Konstantin Bondarenko a une réputation d’intellectuel plutôt honnête et, même s’il réside à Vienne (Autriche) depuis 2022, il n’était pas considéré comme adversaire acharné du régime ukrainien actuel. Docteur en histoire de l'Université nationale Ivan Franko de Lvov, il est l’auteur de sept monographies, de plus de 3 000 articles et d’une cinquantaine de travaux scientifiques. Il a notamment collaboré avec des publications comme Zerkalo Nedeli, Ukrainska Pravda et Kievskiy Telegraf.
Son livre, The Joker, offre une approche très critique du président Zelensky et des gouvernements ukrainiens successifs depuis 2014. On dit qu’il n’y a que la vérité qui blesse et, à en juger par la réaction des autorités de Kiev, c’est sans doute vrai : le 1er mai 2025, quelques semaines à peine après la parution, Bondarenko a été sanctionné par des décrets présidentiels (n° 267, 268 et 269). Raison officielle invoquée : ses critiques du gouvernement contenues notamment dans son ouvrage. Les sanctions incluent un gel des avoirs, des restrictions de voyage et une interdiction d’activités en Ukraine. Évidemment, leur impact pratique est limité puisqu’il habite à Vienne.
Nous savons beaucoup de choses sur la manière dont Volodymyr Zelensky est arrivé au pouvoir grâce à une stratégie méticuleusement élaborée avec l’aide de l’oligarque Ihor Kolomoïsky et la bienveillance des Occidentaux. L’intérêt de The Joker est d’exposer d’une manière logique et très fouillée les événements qui ont conduit à l’élection de celui qui apparaissait, au départ, comme un clown ou – justement – un « bouffon » qui n’avait aucune chance réelle de l’emporter.
Avant d’entrer en politique, Volodymyr Zelensky était un humoriste, comédien et acteur connu, notamment pour son rôle dans la série télévisée Slouha Narodou (« Serviteur du peuple ») où il incarnait Vassyl Holoborodko, un professeur d’histoire devenu président après avoir dénoncé la corruption endémique en Ukraine. Ce rôle, on le sait, a largement contribué à construire l’image publique de Zelensky comme un outsider anti-establishment, une figure qui incarnait l’espoir d’un changement radical face à un système politique corrompu et inefficace.
Lors de l’élection présidentielle de 2019, Zelensky a capitalisé sur cette popularité, remportant une victoire écrasante, avec plus de 73 % des voix au second tour, face à Petro Porochenko, le président sortant. Bondarenko souligne que les électeurs, en particulier dans l’est et le sud de l’Ukraine, voyaient en lui un candidat ouvert, prônant l’entente interethnique, à mille lieues de la rhétorique nationaliste et belliciste de Porochenko. Cependant, l’auteur note une distinction cruciale : « Les gens pensaient voter pour Vassyl Holoborodko, mais la réalité était bien plus dure : ils votaient pour Volodymyr Zelensky. »
Il a été établi et bien documenté que le milliardaire Ihor Kolomoïsky a joué un rôle clé dans l’accession du comédien en 2019, principalement grâce à son contrôle de la chaîne 1+1, qui a propulsé l’image de Zelensky via la série Slouha Narodou et une couverture médiatique très favorable. Comme nous l’exposions dans un précédent article, les liens entre le comédien et l’oligarque dataient au moins de 2012, comme l’a révélé la publication, en octobre 2021, des Pandora Papers (au moins 41 millions de dollars auraient transité depuis la banque PrivatBank, alors contrôlée par Kolomoïsky, vers des comptes liés à Zelensky et ses associés). On sait aussi que le principal intérêt de Kolomoïsky était de se venger de Petro Porochenko qu’il accusait de l’avoir spolié lors de la nationalisation de PrivatBank en 2016. Zelensky apparaissait ainsi comme l’instrument idéal pour cette vendetta, mais il était sans doute bien plus que cela comme le suggèrent deux événements importants. D’abord, en 2019, le retour en Ukraine de Kolomoïsky, alors exilé à Genève et Tel-Aviv, tout de suite après la victoire de son poulain à l’élection. Et, concomitamment, la nomination par Zelensky d’Andriy Bohdan, l’avocat personnel de l’oligarque, au poste de chef de l’administration présidentielle[1].
Pour Bondarenko, Kolomoïsky ne représente qu’une facette de l’influence oligarchique sur Zelensky. Son rôle serait secondaire par rapport à celui joué par les puissances occidentales. L’auteur reconnaît que c’est grâce au soutien médiatique et sans doute financier du milliardaire que le comédien a construit son image politique sur un rejet de l’establishment, mais il affirme, preuves à l’appui, qu’il a rapidement été coopté par des forces occidentales, notamment les États-Unis, pour servir leurs intérêts géopolitiques.
Dès février 2019, avant l’élection, Zelensky a rencontré des envoyés étatsuniens, dont Kurt Volker, représentant spécial du Département d’État pour l’Ukraine, et Marie Yovanovitch, ambassadrice des États-Unis à Kiev. Le 7 mars, une réunion clé avec le sous-secrétaire d’État adjoint David Hale aurait marqué un tournant décisif. À cette occasion, Hale aurait clairement exposé les attentes américaines : coopération avec le FMI, poursuite de l’affrontement avec la Russie, sabotage des accords de Minsk et protection des intérêts des multinationales. Zelensky, confronté à la perspective de sanctions en cas de non-coopération, aurait cédé à ces pressions.
Bondarenko souligne également le rôle de l’oligarque ukrainien Viktor Pintchouk dans la légitimation de Zelensky auprès des élites occidentales. Toujours en mars 2019, Pintchouk organisa une rencontre entre Zelensky, des journalistes étrangers et des diplomates de manière à renforcer son image de candidat acceptable pour l’Occident. Ainsi, loin de l’image d’outsider indépendant, Zelensky serait devenu un acteur clé dans un projet géopolitique occidental visant à maintenir l’Ukraine comme un « avant-poste » américain en Eurasie.
L’une des promesses centrales de la campagne de Zelensky était la mise en œuvre des accords de Minsk, le plan de paix visant à mettre fin au conflit dans le Donbass. Cette position lui valut un large soutien dans les régions russophones de l’est et du sud de l’Ukraine. À ce sujet, Bondarenko décrit une « situation paradoxale » : bien que soutenant publiquement la paix, Zelensky aurait secrètement accepté de poursuivre les politiques pro-occidentales, qui exigeaient le maintien des tensions avec la Russie. Cette contradiction s’est manifestée dès les premiers mois de son mandat, notamment sous la pression de groupes nationalistes d’extrême droite – comme le Corps national d’Andriy Biletsky – qui l’ont menacé de mort en cas de désengagement militaire dans le Donbass.
Malgré une tentative de relance des accords de Minsk, en décembre 2019, lors d’une rencontre à Paris, au format Normandie, avec Vladimir Poutine, Emmanuel Macron et Angela Merkel, le nouveau président ukrainien, comme son prédécesseur, refusa de les appliquer sous divers prétextes (avec l’aide, on l’a appris depuis par des déclarations de François Hollande et Angela Merkel, de la France et de l’Allemagne dont le but était de permettre à l’Ukraine de gagner du temps pour constituer une armée digne de ce nom). Selon Bondarenko, cette attitude reflétait la soumission croissante de Zelensky aux desiderata occidentaux, qui voyaient dans la poursuite du conflit un moyen de maintenir l’Ukraine dans une posture antirusse.
L’ouvrage met également en lumière le rôle central des médias occidentaux dans la construction de l’image internationale de Zelensky. Dès son élection, il est présenté comme un héros qui va faire passer l’Ukraine dans la démocratie et la modernité. Plus tard, il sera comparé à Winston Churchill ou à Che Guevara. En 2022, il est nommé « personnalité de l’année » par le magazine Time. Il apparaît dans des festivals prestigieux comme Cannes et Berlin et devient une icône de la culture pop mondiale. Des contrats avec plus de 60 agences de lobbying et de relations publiques occidentales orchestrent cette campagne médiatique, bloquant les critiques et amplifiant son image de leader charismatique.
Cependant, cette image contraste fortement avec la réalité intérieure en Ukraine. Bondarenko décrit un durcissement autoritaire sous Zelensky : censure des médias, création du « Marathon unifié », une émission d’information en continu diffusée sous le contrôle du bureau présidentiel et du gouvernement sur la plupart des chaînes de télévision ukrainiennes, répression des voix dissidentes et persécution des russophones. L’auteur cite des témoignages sur l’existence de « chambres de torture » gérées par le SBU (la Sécurité d’État) et des vagues d’émigration de la classe moyenne et des intellectuels fuyant un régime perçu comme corrompu et incompétent.
L’ascension de Volodymyr Zelensky, telle que décrite par Konstantin Bondarenko, est celle d’un homme propulsé au pouvoir par une vague de mécontentement populaire, mais rapidement intégré dans un système géopolitique dominé par les intérêts occidentaux. Loin de l’image de l’outsider anti-establishment, Zelensky est devenu, selon l’auteur, un instrument des puissances étrangères. Cette analyse confirme les points de vue que nous exprimons depuis longtemps dans ces colonnes, à une nuance près : nous pensions que les États-Unis et les autres membres de l’OTAN avaient tiré profit de l’inexpérience de Zelensky pour l’enserrer dans un corset d’accords et de compromissions de manière à l’entraîner toujours plus avant vers la guerre, En réalité, Bondarenko nous explique que, dès avant son élection, le futur président était bien conscient du pacte faustien que lui proposaient les Occidentaux sous la forme d’une proposition qu’il ne pouvait pas refuser, à la manière du Parrain de Mario Puzzo.
[1] Par la suite, sous la pression occidentale, Zelensky s’est éloigné de Kolomoïsky, comme de tant d’autres de ses soutiens de la première heure qui ne lui étaient plus utiles (ou qui lui rappelaient des épisodes qu’il préférait oublier). En 2023, l’oligarque a été accusé de fraude et blanchiment d’argent, et arrêté. En mai 2025, il est toujours en détention provisoire.