Dans son Quart Livre, en 1552, François Rabelais nous conte un épisode devenu proverbial : « Panurge, sans autre chose dire, jette en pleine mer son mouton criant et bêlant. Tous les autres moutons, criant et bêlant en pareille intonation, commencèrent de se jeter et sauter en mer après, à la file. » Et l’auteur d’évoquer Aristote pour qui le mouton était « le plus sot et inepte animal du monde ». Remplaçons « moutons » par « États européens » et nous aurons une assez bonne approximation de ce qui se déroule aujourd’hui sur notre pauvre et vieux continent.
L’histoire des moutons de Rabelais ne s’arrête pas là. Elle prend même un tour digne d’une prophétie de son contemporain Nostradamus. Les marchands, bergers et moutonniers présents sur le navire veulent empêcher leurs bêtes de sauter et sont entraînés par elles dans la mer. Mais lorsqu’ils tentent, tant bien que mal, de regagner le bord, Panurge les en empêche, armé d’un aviron, et leur affirme qu’il vaut mieux qu’ils se noient car « plus heureux sont les trépassés que les vivants en cette vallée de misère ».
Nous avons illustré, dans plusieurs de nos précédents articles (notamment celui-ci), comment les États-Unis (ou plutôt les néoconservateurs étatsuniens) ont poussé l’Ukraine, et les pays européens à sa suite, dans la chaîne de provocations qui ont conduit la Russie à engager les opérations militaires dans ce que la propagande occidentale continue d’appeler une guerre « non provoquée ».
Jetés derrière l’Ukraine, non pas dans la mer, comme les moutons, mais dans une cobelligérance non assumée, les pays européens membres de l’OTAN se retrouvent aujourd’hui lâchés par le Panurge étatsunien qui n’est plus représenté par les ventriloques va-t-en-guerre de Joe Biden, mais par le plus réaliste Donald Trump. C’est ici que l’allégorie prend un tour surprenant. Alors que le président des États-Unis, au lieu de brandir un aviron, tend aux dirigeants ukrainiens et européens une main secourable sous la forme de négociations de paix, ces derniers refusent de remonter à bord, préférant le trépas à la perte de leurs illusions.
Depuis la rencontre Trump-Poutine à Anchorage, le 15 août dernier, les quatre cavaliers de l’Apocalypse otano-européens – Macron, Starmer, Merz et Rutte – soutenus par une bande d’acolytes polono-finlando-baltes et aiguillonnés par les Valkyries de la Commission européenne – Ursula von der Leyen et Kaja Kallas – font tout ce qui est en leur pouvoir, et même au-delà, pour inciter Volodymyr Zelensky à adopter, sous des dehors de bonne volonté, des positions maximalistes, et à torpiller les efforts de la Maison Blanche en l’empêchant de trouver une solution au conflit.
Le problème est que le président-de-facto ukrainien n’est en mesure de rien exiger, et surtout pas un cessez-le-feu inconditionnel comme préalable à toute négociation. La situation de ses forces sur le champ de bataille est déplorable, l’économie du pays est en ruines, comme son système énergétique, les caisses sont d’autant plus vides que les États-Unis ont arrêté le financement et que l’Europe n’a plus les moyens de l'assurer. Sans oublier que son système politique est à la merci de nouvelles révélations des agences anticorruption.
Comme l’a précisé le président Trump à plusieurs reprises, Zelensky n’a aucune carte en main. Et pourtant, les Européens continuent à le pousser dans des combats d’arrière-garde qui ne peuvent pas bien finir. Depuis la diffusion par l’administration étatsunienne, le 20 novembre 2025, du plan en 28 points censé constituer une base de négociation pour mettre un terme au conflit, les quatre cavaliers et leur homme lige ukrainien se sont lancés dans un ballet de rencontres, de Paris, à Londres et Berlin, en passant par Kiev et Bruxelles, destinées à avancer des contre-propositions inacceptables par la Russie – et même par les États-Unis – tout en criant à qui veut bien les entendre qu’elles constituent des avancées vers une paix « juste » et « équilibrée ».
Dans le même temps, l’OTAN, l’Union européenne et le Royaume-Uni s’efforcent de trouver des solutions pour prolonger le conflit en continuant de financer le système failli et corrompu de Kiev. Les Valkyries de la Commission européenne et leurs soutiens franco-germaniques vont jusqu’à inventer des magouilles invraisemblables et illégales pour garantir des « prêts » à l’Ukraine en utilisant les fonds souverains russes (quelque 200 milliards EUR) gelés par les sanctions et détenus en grande partie par le dépositaire central international de titres Euroclear Bank, qui ne veut pas en entendre parler[1].
Et, pour entretenir la tension, pendant que Friedrich Merz, les 14 et 15 décembre, soutenait, à Berlin, Volodymyr Zelensky dans les négociations avec l’envoyé spécial étatsunien Steve Witkoff, le président Emmanuel Macron postait en anglais, sur « X », un message qui résume l’hypocrisie européenne : « Je viens de parler au président Zelensky. Les Américains, les Européens et les Ukrainiens ne veulent que la paix. Alors que la Russie poursuit sa guerre d’agression, l’Ukraine reste ferme. »
Les États-Unis, le Panurge qui a lancé cette guerre qui, sans lui, n’aurait pas eu lieu, se retire du jeu et joue les médiateurs en tentant de faire prévaloir la situation du terrain où la Russie a toutes les cartes en main. De leur côté, les Européens semblent vivre dans une réalité alternative. Pour eux, faute de pouvoir obtenir la capitulation immédiate de la Russie, la paix signifie le gel provisoire du conflit sur les lignes actuelles en attendant des temps meilleurs pour reprendre l’offensive. Et si cet objectif ne peut pas être atteint, alors il convient de prolonger les combats en soutenant l’Ukraine à tout prix jusqu’à ce que la Russie finisse par s’effondrer ou que les néoconservateurs reprennent le pouvoir à Washington et mettent à nouveau leurs ressources au service de la cause.
Car, même si elle se prend encore pour le centre du monde et une puissance indépassable, l’Europe n’a plus les capacités de jouer un tel rôle, ni du point de vue économique, ni industriel, ni militaire, ni même politique. Alors, il ne lui reste qu’à monter des plans grandioses d’investissement militaires futurs et de racler les fonds de tiroir financiers pour permettre à l’Ukraine de tenir encore quelques mois. Et cela, tout en faisant le nécessaire pour anesthésier les populations par la peur d’une Russie menaçante qui se préparerait à attaquer.
Il y a moins d’un mois, le 18 novembre, les discours anxiogènes du président Macron sur la menace russe ont été relayés par Fabien Mandon, le chef d’état-major des Armées, qui demandait aux Français de se préparer à « perdre ses enfants ». D’autres généraux d’active ont suivi sur les plateaux avec des propos tout aussi inquiétants. La semaine dernière, le 11 décembre, c’était au tour du secrétaire général de l’OTAN, le toujours inénarrable Mark Rutte, de brandir le spectre de la guerre. Et pas n’importe laquelle : « Nous devons nous préparer à une guerre d'une ampleur comparable à celle qu'ont connue nos grands-parents et arrière-grands-parents. Imaginez : un conflit qui touche chaque foyer, chaque lieu de travail, la destruction, la mobilisation massive, des millions de personnes déplacées, des souffrances généralisées et des pertes considérables. » Rien que ça ! Et aujourd’hui même, 15 décembre, c’est au tour du chef d'état-major des armées du Royaume-Uni, Richard Knighton, d’appeler à la « résilience nationale » devant les « menaces croissantes » de la Russie contre l'OTAN.
Les historiens du futur auront bien du mal à expliquer l’aveuglement et la stupidité d’une si grande partie de la classe politique européenne – secondée sans nuance par des médias aux ordres – qui refuse de reconnaître le réel pour s’enfermer dans la logique absconse de la pensée magique. Bien sûr, poursuivre la guerre, c’est conserver une chance de pouvoir la gagner. Mais, comme pour les flambeurs au casino, augmenter les mises quand on perd offre, plus probablement, la possibilité de se ruiner. Les slogans de cette classe belliqueuse et jacassante[2] semblent être : « Après nous le déluge ! », comme aurait dit la Pompadour à Louis XV, ou, « ¡Hasta la derrota siempre! » ; pour prendre le contraire d’une phrase de Che Guevara.
Plus sérieusement, ces historiens de demain ou après, ne manqueront pas d’évoquer le piège de Thucydide, ce concept géopolitique en faveur chez les Anglo-Saxons qui ont toujours préféré (avec raison, à mon humble avis) l’historien athénien Thucydide à Hérodote, son contemporain de Ve siècle av. J.-C., favori des Français. Le piège de Thucydide désigne la tension extrême qui surgit lorsqu’une puissance émergente, en plein essor économique et militaire, menace de dépasser ou de remplacer une puissance dominante établie. Une telle situation rend la guerre probable, même si les deux parties n’en veulent pas vraiment.
Dans son ouvrage La guerre du Péloponnèse, Thucydide posa : « Ce qui rendit la guerre inévitable, ce fut la croissance de la puissance athénienne et la peur que cela provoqua chez les Spartiates. » Le politologue américain Graham Allison qui, dans son livre de 2017 Destined for War: Can America and China Escape Thucydide’s Trap?[3], a étudié de telles situations tout au long de l’histoire, ajoute à cela une donnée importante : « Quand une grande puissance en montée menace de déplacer une grande puissance établie, le risque de guerre devient très élevé, car la peur et l’orgueil national l’emportent souvent sur la raison. »
Nous y voilà : l’orgueil ! L'Europe, ce conglomérat d’anciennes puissances aujourd’hui décaties, a admis tant bien que mal, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, d’être dépassée, déclassée et dominée par les États-Unis. Après tout, on pouvait considérer que cela restait dans la famille et qu’il était somme toute normal que les enfants dépassassent les parents. Mais voici que soudain émerge une puissance que l’on croyait faible, ruinée et même en voie de déliquescence. Un pays que l’on pensait facilement mettre à genoux en armant et finançant l’Ukraine. Un pays avec un PIB ridicule, une armée équipée de pelles et obligée de voler des machines à laver pour équiper ses missiles en puces électroniques. Un pays de moujiks malodorants et avinés comme les Orcs du Mordor. Or, non seulement il tient tête et l’emporte sur une coalition otano-kiévienne d’une cinquantaine de pays, mais parvient encore dans le même temps à se hisser, selon les données du FMI, au 4e rang mondial pour le PIB en parité de pouvoir d’achat.
Pour des puissances, certes sur le déclin mais habituées à dominer le monde et à dicter le bon droit et la bonne parole aux quatre coins de la planète, c’est une pilule indiscutablement trop dure à avaler. Incapables d’admettre leur défaite, elles cherchent à donner le change en adoptant des poses guerrières dont on voit l’inanité. Le piège s’est refermé sur elles et elles ne s’en sortiront que par la guerre ou, ce qui est plus probable, en trouvant un bouc émissaire sur qui rejeter tout le blâme. Et le discours unanime sera alors : « Nous étions à deux doigts de gagner, mais… »
Si vous avez trouvé l'article intéressant, vous pouvez m’offrir un café…
[1] Pas plus d’ailleurs que le gouvernement de la Belgique, où est sise ladite banque, et d’autres pays européens qui demandent des alternatives moins risquées : l’Italie, la Bulgarie, Malte, la Hongrie, la Slovaquie et maintenant sans doute la Tchéquie.
[2]J’emprunte cette expression au chroniqueur h19.
[3] Traduit en français aux éditions Odile Jacob en 2023 sous le titre : Vers la guerre, l’Amérique et la Chine dans le piège de Thucydide.